Collection « Au-delà de la courbe» de l’ONF

Retour sur le covid-19 vu du Québec

Parmi les sujets qui ont été battus et rebattus inlassablement et qui même poursuivent jusqu’en 2021, il y a bien évidemment le covid-19. Or, même si la lassitude point de toutes parts, il importe d’en discuter, de commencer à en faire le bilan afin de donner chair aux approximations statistiques et mesures coercitives qui composent le quotidien de la planète. Cette épidémie n’est pas qu’un phénomène scientifiquement mesurable. Il remodèle nos vies, nos manières de penser, nos manières de nous exprimer, nos rapports aux autres, nos manières de nous percevoir et, certainement, les manières dont se concevront les sociétés de « l’après ». Mais, aussi, ils poussent à repenser la façon d’aborder l’image. C’est pourquoi l’ONF, le très respectable office national du film québécois, a réuni quelques réalisateurs et réalisatrices québécois-e-s de documentaires pour se poser la question de ce qu’il y a «au-delà de la courbe » (du nom du laboratoire créé à cet effet) à travers sept courts-métrages. En collaboration avec Pleins Ecrans, association culturelle québécoise active en ligne, il était ainsi possible d’en admirer le résultat sur facebook le 27 janvier lors d’une projection diffusée à 19h pour les locaux et une heure du matin en GMT+1. Autrement, il est possible de les regarder à tout moment sur la page dédiée du site de l’ONF.

Chaudement recommandables, ils s’accordent tout autant qu’ils diffèrent et méritent par conséquent amplement de prendre une heure pour les engloutir d’une traite. Par différentes perspectives, ils trahissent des connexions plus ou moins inattendues, par des plans, par des idées, par les contraintes auxquelles ont été soumis les réalisatrices et réalisateurs. Par différentes perspectives, ils trahissent également un besoin d’expérimenter, d’interroger ce qui reste de la réalité lorsqu’on en est réduit à un appel téléphonique, un écran de télévision, un écran d’ordinateur pour témoigner et recevoir des échos du monde extérieur. Comme l’exprimait Nakai Masakazu au siècle dernier, philosophe japonais méconnu, on se trouve dans l’ère de l’espace-schéma. La réalité n’est plus tellement ce que nous en voyons, mais ce que nous en voyons à travers les versions appauvries que nous en livre nos appareils de capture. Or, ce que fait le covid-19, c’est accentuer cette tendance déjà perceptible au vingtième siècle en la radicalisant. Dans ces conditions, afin de ne pas se laisser complètement déposséder de nos propres yeux, le cinéma, fictif ou documentaire, devient indispensable. Il prend à rebours ce phénomène et s’approprie les images en les découpant selon les volontés propres à aux équipes de réalisation et non plus uniquement celles de la machine. Le travail opéré par les expérimentations des réalisateurs et réalisatrices en devient ainsi d’autant plus important et l’initiative de l’ONF d’autant plus louable.

Y’a des fois où j’aimerais me trouver sur une île déserte d’Eli Jean Tahchi

Ainsi, plus qu’une simple retranscription, ces films semblent opérer à différents degrés une transformation de la réalité, afin de se réapproprier un quotidien qui à présent file entre les doigts. Cela peut être du point de vue de la marginalité, par le brillant Y’a des fois où j’aimerais me trouver sur une île déserte d’Eli Jean Tahchi. Entièrement tourné en intérieur, il se compose d’images d’actualité, de sites et d’applications de rencontre, de photographie, de séquences animées même, s’entremêlant pour composer le paysage mental du réalisateur. Originaire du Liban, il s’est envolé pour le Québec afin de vivre son homosexualité sans se sentir prisonnier de sa différence dans une société conservatrice. Mais, les désillusions sont nombreuses. Le confinement physique vient donc accentuer le confinement mental et lui donne l’occasion de revenir sur son identité. Si le court-métrage ne desserre que très rarement ce carcan numérique, son buste dénudé exposé à l’écran viendrait toutefois trahir au sein de ses questionnements un besoin de retour au corporel, au charnel, au palpable.

Sòl de Valérie Bah et Tatiana Zinga Botao

Toujours du point de vue des minorités, Sòl de Valérie Bah et Tatiana Zinga Botao exprime subrepticement un tel besoin par des scènes de contact avec la nature, avec la terre, entrecoupant les témoignages d’une soignante noire victime de racisme. Accompagné d’une prière répétée en une sorte de litanie, en plus d’être un appel à la réflexion le film se présente comme un poème visuel dans lequel il est agréable de se perdre. Non pas au sens négatif de la dépossession évoquée plus tôt avec Masakazu, mais au sens positif d’un retour à l’essentiel. Il invite ainsi à une sorte de recueil, de retour, non seulement figurativement mais musicalement. Le son ainsi transcende l’image.

Avant la nuit de Nadine Gomez

Loin d’être seul dans cette tonalité poétique, Avant la nuit de Nadine Gomez en suit le sillon afin de faire germer dans les esprits du public les paroles profondes de Jean Pichette. Ce dernier était son professeur alors qu’elle suivait des études de journalisme. Le confinement a été l’occasion pour elle de l’écouter à nouveau, des heures durant, et de trouver de cette manière une nouvelle respiration à travers le flot intarissable de réflexions philosophiques. Parmi ces dernières, elle laisse s’épanouir en voix-off des méditations sur l’importance de la berceuse dans une transmission humaine qui passe d’abord par l’affectif et l’émotionnel. Elles accompagnent des plans qui viennent tantôt donner du relief aux paroles, tantôt la figurer, tantôt en flouter les contours, par des entrelacements d’images poétiques qui laissent place aux rêveries et à l’émerveillement. Le tout s’épanouit en une véritable bouffée d’air frais qui donne tout son sens à « l’au-delà de la courbe », à un autre projet de société où la vie pourrait prendre tout son sens.

La veille de Christine Chevarie-Lessard

Il ne s’agit pas de se laisser abattre, mais d’élargir l’horizon, pour scruter à tâtons un devenir incertain. La veille de Christine Chevarie-Lessard prend toute la mesure de cette résolution en compagnie d’une sœur, Marguerite Paquin, dont la vie est derrière elle, quatorze de ses consœurs ayant succombé face au virus, et qui pourtant demeure confiante face à la mort. Touchante par sa foi sans faille en la vie, son désir d’en profiter encore malgré les épreuves, sa conviction ne parvient pourtant que par le biais d’une voix dégradée par la transmission téléphonique. Si l’émotion est bien présente, elle émerge d’une cassure entre le son et l’image. Marguerite Paquin apparaît en différé par rapport aux enregistrements, quelque part dans un futur non-annoncé. De même, les superbes plans sur l’horizon de la Côte-Nord, région natale de l’interviewée, sont censés évoquer les années qu’elle y a vécu. Son/image, passé/présent/futur, la seule chose qui recoupe le tout est la soif de nouvelles rencontres de Marguerite et l’espoir de retrouver les siens dans l’au-delà. Ainsi, malgré une franche confiance en l’avenir, la touche de mélancolie s’y profile en demi-teinte. Cette dernière vient vêtir les conséquences liées à la pandémie d’une nouvelle épaisseur, temporelle cette fois. Qui sommes-nous (pour nous dont une bonne part de ce qui composait notre humanité est refusée), qu’étions-nous (pour nous qui nous écartons de ce qui composait autrefois notre normalité), que serons-nous (pour nous qui devons conjuguer deux modes d’existence ancrés dans nos chairs afin d’en façonner un nouveau), trois questions auxquelles il devient effectivement difficile de répondre.

Contact. Requiem pour un mot d’Oliver D.Asselin

Cette incertitude, alors plus discrète, devient bien plus marquante lorsqu’Olivier D. Asselin prend la caméra pour donner naissance à Contact. Requiem pour un mot. Par un questionnement sur la signification des mots en temps de covid qui peut paraître trivial, il en vient à brosser un portrait très fin de la société née avec la pandémie. En cela, il souligne des changements radicaux dans les rapports humains et un renforcement de lignes de force (néolibérales) déjà à l’œuvre auparavant. Appuyés par une musique mélancolique se mariant à la perfection avec le court-métrage, les témoignages en voix-off explicitent également ce que l’on pressentait dans Sol et Avant la nuit, caractérisés par un besoin de laisser de côté la raison instrumentale (définie par son besoin de maîtrise sur les choses) pour s’abandonner dans les méandres du monde. Le montage du film suit d’ailleurs ce message, selon l’adage bien connu hérité du Bauhaus de « la forme suit la fonction ». Des nombreux plans, de prime abord énigmatique, exposent une décharge où s’amoncèlent des véhicules tantôt éventrés, tantôt arrachés à la terre par un bras mécanique. Associés aux paroles, ils ressemblent à une cruelle métaphore du devenir actuel du Québec et au-delà : une humanité dysfonctionnelle, cabossée, les tripes à l’air, amoncelée face au ciel. A présent, il est question de savoir si l’humain profitera de cette dysfonction pour se repenser, comme dysfonction rime avec carrefour, ou si elle poursuivra sur sa voie habituelle dans une course folle à la performance et à la croissance mais en abîmant l’essentiel.

Chroniques du bout de mon rang de Nicolas Paquet

Lorsque Nicolas Paquet prend sa voiture en pleine crise sanitaire pour se rendre au lac non loin de chez lui, il en arrive à des conclusions semblables mais plus décousues. Dans Chroniques du bout de mon rang, il prend le pouls du ressenti de la population en discutant avec les personnes qu’il croise en train de profiter de ce climat paisible en pleine nature. Olivier D. Asselin et Nadine Gomez avaient comme parti-pris de donner la voix à des personnes visiblement habituées à élaborer des réflexions complexes et par conséquent aux profils assez restreints. En revanche, Nicolas Paquet ne donne la priorité à personne, ce qui crée de curieuses collisions entre différentes visions et un côté anarchique à l’ensemble. La rugosité des commentaires complotistes rencontre la finesse de la parole savante. Les élaborations assez classiques sur la punition de la nature sont arrondies par des échanges où cette fois c’est le pragmatisme qui l’emporte. Enfin, dans aucun cas ces mélanges n’ont la saveur de la nouveauté. Si je sortais pour entamer une prudente conversation masquée en évoquant le sujet avec Madame X ou Monsieur Y, j’en ressortirais avec des idées assez proches. Mais, ça a le mérite de montrer qu’on tourne vite en rond quand on parle du covid-19, comme si la parole peinait à se renouveler et cerner son sujet. Comme si la parole tournait en boucle pour conjurer son aphasie. Les scènes filmées font ainsi penser à l’Eclipse de Michelangelo Antonioni. Non pas que Nicolas Paquet en serait forcément un fan absolu, mais plutôt que la manière de filmer du réalisateur italien serait devenue la plus appropriée pour saisir l’atmosphère présente. De nombreuses plans du court-métrage de Nicolas Paquet confronte à des scènes évidées de l’humanité, réduite bien souvent à une voix-off (oui, encore), et pleines de réalisations techniques dont la présence inquiète. Quelque chose se trame derrière la banalité de l’intention de départ (aller à un kilomètre de chez soi pour aller filmer les badauds). Même pour le public du film, s’il le ressent indéniablement, il sera certainement difficile de l’évoquer. S’il y a une chose à retenir dans ce court-métrage, ce ne sera peut-être pas spécialement les ressentis des témoins. Ce sera ce qui échappe, paradoxalement par sa trop grande proximité.

L’impossible été de Jules de Marie-Julie Dallair

Si cette impression de boucle marque Chroniques du bout de mon rang, ce n’est pas le seul. Le septième et dernier film à discuter en ces lignes expose les confrontations régulières entre une mère-poule (également la réalisatrice) et son « enfant » de dix-huit ans (le fameux Jules du titre) au sujet des mesures sanitaires. L’impossible été de Jules de Marie-Julie Dallaire fait le choix de la légèreté et de l’humour. Le montage est cut, le rythme dynamique, et les échanges méritent de sortir le sachet de popcorn pour profiter de ce grand spectacle de famille. Malgré tout, cela n’empêche aucunement au côté dramatique des événements de poindre du bout de son nez entre deux parties de pingpong verbaux. Jules avait prévu de voyager avant d’envisager de suivre des études universitaires et son programme est tombé à l’eau. De même, son été est menacé par les multiples restrictions. Il compte participer à un camp et le suivi des consignes devient très vite une source d’inquiétude pour sa mère. Cela ne signifie pas pour autant qu’il est irresponsable. Il est très lucide et a suffisamment la tête sur les épaules pour prendre conscience des risques. Cela signifie surtout que sa mère se soucie trop de lui, comme elle l’avoue désormais en revoyant certaines scènes. Si l’été de Jules est impossible, la responsabilité est partagée entre sa mère couveuse et les mesures gouvernementales. Mais, en un autre sens, il est impossible du point de vue de la réalisatrice en tant qu’on n’en entrevoit plus que des bribes, confinés dans ces face à face et quelques maigres à-côtés (mais prudents par rapport aux consignes de distanciation sociale). Le film est aussi confiné que le pays lui-même. Même plus, pourrais-je dire, il suit le mode d’inexistence-existence du virus, en tant que ce dernier accomplit un processus algorithmique, une boucle dont les étapes se suivent et se ressemblent. Vivre au rythme du virus reviendrait ainsi à en casser l’algorithme en empêchant le passage d’une étape à une autre du cycle de transmission. Toutefois, cela ne revient pas pour autant à sortir de l’algorithme, mais à en développer un autre, un contre-algorithme pour batailler contre l’algorithme viral… Mais qui demeure un algorithme « virocentré ». Ainsi, en bataillant contre le virus, on ne peut gagner contre lui par de simples mesures sanitaires. Elles sont indispensables, mais non suffisantes. Par celles-ci, on ne fait jamais que dialoguer avec lui en en suivant la « logique », étrange être microscopique qui ne prend vie qu’au sein d’un organisme et qui autrement n’a pas plus de vie qu’un cristal de glace. Par celles-ci, enfin, on devient comme lui. En miroir, on ne prend vie qu’en retirant nos masques pour profiter sans barrières de la présence de nos proches. Gagner contre le virus, c’est ainsi également ne pas renoncer à notre humanité lorsqu’il se joue ainsi de nous. Or, par son ton résolument léger, L’impossible été de Jules a le grand intérêt de mettre en évidence cette nécessité.

C’est d’ailleurs par leur grande diversité que tous les courts présentés ici n’ont jamais dévié de cet objectif.  Fourmillant de mille facettes, ils ont montré à quel point la pandémie prend un sens culturel et profondément humain une fois ressaisie dans une démarche créative. Le phénomène pandémique n’est plus alors un monolithe, mais est éclaté en une multitude de phénomènes très variés qui naissent de l’interaction entre les horizons viral et humain. Pour faire justice à cette création de sens, il  faudrait ici évoquer une pandémie de la boucle, une pandémie où ne s’éteignent ni le racisme ni l’acception de la différence, une pandémie à laquelle l’humanité répond par la poésie et la philosophie, une pandémie du vécu quotidien, une pandémie à la lumière du néolibéralisme, une pandémie du retrait dans le numérique, etc. Vivre cet épisode complexe, dont les retombées sont à ce jour encore peu connues, ce n’est donc pas simplement être passif à attendre que « ça passe », mais aussi et surtout agir pour, espérons-le, exprimer l’étendue des possibles. Cette dernière est peut-être difficile à cerner quand en surface les voies empruntables se bouchent les unes après les autres, mais il est toujours temps d’apprendre à creuser pour trouver des voies souterraines alternatives. Ou bien, tout simplement, en explorant les autres sections de l’ONF portant sur le covid-19. Et partir à l’aventure vers les autres continents.

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